CÔTE D’IVOIRE : COMMENT ON CONTOURNE LES FRONTIÈRES FERMÉES AU NORD (Reportage)

Enquêtes Investigation

Depuis le premier trimestre de l’année 2020, la Côte d’Ivoire a fermé ses frontières terrestres avec ses pays voisins, en raison de la lutte contre la maladie à coronavirus. Les mesures restent en vigueur en raison de la menace terroriste. Mais…

Ce mercredi matin du 26 mai 2022, la gare routière de Ouangolo grouille de monde. Cars, tricycles et motos, piétons se disputent l’espace qui jouxte cette station-service…. Il est 8 heures. K. Lamissa, arborant son solide blouson, le visage enturbanné, espère que la journée sera bonne… comme hier mardi 25 mai. Chauffeur de tricycle depuis bientôt trois ans, cet homme, la cinquantaine, transporte ses passagers entre Ouangolo et Niéméné. Avant d’atteindre Niéméné ( premier village du Burkina Faso), il faut contourner le dernier poste frontalier de la Laleréba, entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso.

 « La plupart de nos passagers viennent des autres villes de Côte d’Ivoire. Ferké, Bouaké, Yamoussoukro, Abidjan… Nous les faisons traverser la frontière pour aller dans les villes du Burkina. Moi, je m’arrête avec eux à Niéméné ( dernier village de Côte d’Ivoire, situé à 35 Kilomètres de Ouangolo). De là, les passagers se débrouillent pour poursuivre leur route ». Souvent, Lamissa  continue avec ses passagers jusqu’à Niangoloko ( au Burkina Faso), à 50 Km de Ouangolo en Côte d’Ivoire.

Comme Lamissa, ils sont plusieurs centaines de jeunes qui se sont lancés dans cette activité avec leur tricycle, acquis pour la plupart grâce aux projets d’insertion du gouvernement ivoirien.

La traversée : de 2000  à 35 000 F Cfa

Pour la traversée de la frontière, chaque passager débourse entre 25 000 et 30 000 F Cfa. Au lieu de 2000 F Cfa par cars internationaux avant la fermeture des frontières. Depuis le premier trimestre de l’année 2020, la Côte d’Ivoire a fermé ses frontières terrestres avec ses pays voisins, en raison de la lutte contre la maladie à coronavirus. Les marchandises ne sont pas concernées par la mesure. Un comité de contrôle composé d’autorités locales est même mis en place dans chaque département frontalier pour aider les autorités militaires à contrôler la situation. Ainsi, les mastodontes de 70 places qui assuraient la circulation des personnes à travers ses frontières ont vu leurs activités mises aux arrêtes !

Fin décembre 2022, l’Union des conducteurs routiers de l’Ouest (Ucao), s’est inquiété de leur sort non sans plaider pour une réouverture des frontières par Abidjan. « C’est presque 300 compagnies, ivoiriennes comme non-ivoiriennes, qui résident en Côte d’Ivoire pour faire du transport de personnes inter-États. Et aujourd’hui, toutes ces 300 compagnies sont en faillite. Parce que ça va faire trois ans que ces compagnies n’exercent pas, sont inactives et paient leurs impôts», faisant remarquer le secrétaire général de l’Ucao, Daouda Bamba, lors d’une conférence de presse.

Les autorités ivoiriennes, elles, jouent la carte de la prudence. Au-delà de la Covid-19, elles invoquent la menace terroriste. Lors du point-presse du 9 novembre 2022, le porte-parole du gouvernement, Amadou Coulibaly, a évoqué « des raisons de sécurité » et promis que « dès que la situation le permettra, le ministère de l’Intérieur et de la Sécurité prendra toutes les dispositions nécessaires ».

Avant même la fermeture de la frontière, l’armée était déjà en alerte à ses frontières avec les pays en proie aux attaques djihadistes. Depuis 2019, à cause du risque terroriste, près de 400 militaires prêtent main-forte à la police et à la douane pour sécuriser les 1 116 km de frontières qui séparent le pays du Mali et du Burkina. Pour bien contrôler les infiltrations, l’armée ivoirienne avait lancé une opération dénommée « Frontière étanche » en juillet 2019. C’était juste après l’assassinat d’un guide et l’enlèvement de deux touristes européens dans le parc de la Pendjari, au Bénin.

Les attaques meurtrières de mars 2020 à Kafolo qui ont coûté la vie à 14 soldats, suivies de celles de cette année 2021, à Tougbo, Téhini, ont conduit à l’augmentation de l’effectif militaire.  « Les contrôles se sont renforcés après ces dernières attaques terroristes de mars 2020 à Kafolo. Mais des gens continuent de traverser les frontières », regrette N’Golo Ouattara, Directeur de la Communication du Conseil régional du Tchologo. Pour cet homme rencontré dans son bureau du conseil régional du Tchologo le 24 mai 2021, ce sont en fait les populations civiles, candidates à cette traversée, qui sont les plus grandes victimes dans « cette affaire juteuse ».

Système pour contourner les postes frontaliers

En attendant, les tricycles assurent la relève par ces pistes qui échappent aux contrôles de routine. « Les jeudis et les mardis sont les jours où nous trouvons plus de clients. Les autres jours, on arrive à faire quelques voyages », confie Lamissa, qui espère faire une bonne affaire ce mercredi.  « Il y a souvent des jours intermédiaires où ça marche plus », se réjouit-il.

 « Aujourd’hui, il faut entre 25 000 et 30 000 F Cfa par passager, pour traverser la frontière», regrette Konaté Drissa, commerçant installé à Ferkessédougou. « C’est par nécessité que les gens prennent le risque de traverser la frontière. Au-delà de cette affaire de terrorisme ou de Covid-19, qui ne préoccupe d’ailleurs plus les populations ici, les gens ont besoin de vivre ensemble comme ils le faisaient. Vous ne pouvez pas demander à quelqu’un de ne pas aller à l’enterrement d’un parent situé de l’autre côté de la frontière », fait remarquer ce commerçant résident à Ferké (en Côte d’Ivoire), mais qui a toute sa famille à Niéméné, premier village du Burkina Faso.

Pour le conducteur de tricycle, K. Lamissa, ce montant se justifie bien. « Il y a trop de barrages sur la voie. Depuis le village de Soukourani (premier village maintenant confondu à la ville de Ouangolo ndlr) jusqu’à Laléraba, vous comptez au moins huit barrages. Il faut contourner ces barrages. C’est du travail et du temps », révèle-t-il. Selon lui, les gendarmes font très souvent de la patrouille sur les pistes secondaires qu’ils empruntent. « Quand vous avez le malheur de tomber sur une patrouille. Vous risquez de finir en prison. Certaines de ces patrouilles refusent de prendre de l’argent » …

Si la pression est forte sur cette partie de la frontière, c’est que parce la présence militaire est quelque peu lâche à Kafolo-bac, à l’est. Cette deuxième porte d’entrée au Burkina Faso, qui jouxte la réserve de la Comoé est très surveillée et là, la présence militaire est plus visible.

« Le flux de passagers a beaucoup diminué depuis la première attaque de Kafolo. Mais, malgré la fermeture des frontières, beaucoup de personnes réussissent à traverser », témoigne Ouattara Babaye dit Koro Bahi, le président des transporteurs du département de Kong.

Selon lui, l’axe Kafolo-Tougbo-Mahoudara est toujours fréquenté par des minicars surchargés en direction du Burkina Faso. « Nous déposons nos passagers à Kafolo. Et ils empruntent d’autres véhicules pour poursuivre la route, jusqu’à Moromoro, le dernier village de Côte d’Ivoire », révèle le président Koro Bahi. C’est à partir de Moromoro que les tricycles entrent en jeux. « Ils chargent les passagers à Alidougou (premier village du Burkina Faso) pour les déverser à Moromoro. Et c’est à partir de là que les véhicules de transport, en direction de Ferké, Korhogo, Bouaké les chargent », révèle Kambou B, chauffeur d’un de ces minicars, rencontré à Nassian, village situé à 30 Kilomètres de Kafolo. « Nous les transporteurs, nous n’avons pas besoin de savoir d’où viennent nos clients. Nous voulons des passagers qui nous paient notre transport ». 

Avant les attaques terroristes de mars 2020, le préfet s’était inquiété du flux des populations à cette frontière. À la tête du comité de veille qu’il préside, Soualio Soumahoro s’est plusieurs fois rendu au poste de contrôle de Kafolo-Bac pour exiger le respect de la consigne gouvernementale. « Depuis le mois de juillet 2021, on n’a plus assez de voyageurs. Le préfet est sur le terrain aux côtés des forces de l’ordre ».

Les transporteurs se présentent comme les victimes qui paient le plus de tribut dans cette affaire. « Nous ne traversons plus la frontière comme par le passé. C’est un manque à gagner important », soutient le président des transporteurs de Kong. Ceux de Ouangolo sont plus amères. Koné Yacou, délégué du Haut conseil des transports, dénonce un laxisme des autorités. « Avant la fermeture, nous avons des cars sur la ligne pour la traversée de la frontière. Tout cela s’est arrêté. Nous sommes d’accord pour ce sacrifice parce qu’il s’agit de la santé et de la sécurité des populations », concède M. Koné. « Mais nous ne comprenons pas pourquoi la traversée continue. Pourquoi on laisse faire les tricycles ? », s’interroge-t-il. Pour lui, « autant laisser tout le monde reprendre le travail, parce que personne ne respecte cette affaire de fermeture de frontières ».  K. Lamissa, lui, se réjouit de l’avènement du tricycle dans sa vie. Cet engin ne lui a-t-il pas été offert dans le cadre d’un projet de l’État en faveur des démobilisés ? « Ce tricycle a changé ma vie. Je ne veux pas vous raconter mon histoire. Mais c’est grâce à ce tricycle que je me suis marié, et aujourd’hui, j’ai trois enfants que j’arrive à prendre en charge », révèle cet ex-combattant bien connu sur l’axe Ouangolo-Niéméné.

Ténin Bè Ousmane, envoyé spécial.

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